Une étude relance le débat sur l'origine des langues indo-européennes

 

LE MONDE |  14h01

Deux thèses sont en concurrence. L'une fondée sur la diffusion rapide d'un idiome parlé, 4 000 ans avant J.-C., par des guerriers conquérants d'Ukraine. L'autre sur celle d'une langue lentement véhiculée 8 000 à 9 500 ans avant J.-C. par des agriculteurs anatoliens.

Où et quand la première langue indo-européenne, dont proviennent la grande majorité des idiomes rencontrés du Bengale à l'Islande, a-t-elle été parlée ? Depuis que de fortes similitudes lexicales et grammaticales entre le sanskrit, le grec, le latin et plusieurs langues germaniques, ont été mises en évidence voilà environ deux siècles, la question occupe linguistes, archéologues et historiens. La quête d'indices menant à la solution du problème est cependant fort délicate, tant les traces laissées par les civilisations antérieures à l'invention de l'écriture sont ténues.

Cependant, les progrès de l'algorithmique permettent, à partir de la documentation existante, d'effectuer comparaisons et recoupements au sein de plusieurs lexiques. Ainsi, de nouvelles théories généalogiques peuvent être élaborées. Deux chercheurs néozélandais rendent compte, dans l'édition du 27 novembre de la revue Nature, de l'utilisation de nouveaux algorithmes dans la construction de l'arbre phylogénétique indo-européen.

Les travaux de Russell Gray et Quentin Atkinson, chercheurs au département de psychologie de l'université d'Auckland, indiquent que la langue proto-indo-européenne pourrait venir d'Anatolie. Elle se serait diffusée à partir de la Turquie actuelle, il y a 8 000 à 9 500 ans, et aurait suivi un processus de diffusion parallèle à celui de l'agriculture, née dans la même région.

Cette hypothèse, dite "anatolienne" est formulée depuis de nombreuses années, mais le débat scientifique n'a pas, sur ce point, été tranché.

Deux théories s'opposent en effet depuis plusieurs décennies."Jusqu'au déchiffrement du hittite -parlé au deuxième millénaire avant notre ère en Anatolie- et la découverte de son appartenance à la famille indo-européenne, il semblait vraisemblable que le berceau de ce groupe linguistique se situait dans les steppes eurasiennes, peut-être en Ukraine", explique l'archéologue anglais Colin Renfrew, auteur de L'Enigme indo-européenne (Ed. Flammarion, 1990), l'un des plus fins connaisseurs en la matière. Cette théorie, principale concurrente de l'hypothèse anatolienne, est souvent associée à l'image d'une conquête militaire brutale, menée par un peuple de cavaliers nomades. Ceux-ci auraient, de cette façon, investi de vastes territoires, y important leur langage.

"Plus récemment, cette théorie a perdu du terrain, poursuit M. Renfrew. Certains archéologues ont ainsi suggéré que la diffusion de la langue proto-indo-européenne pouvait avoir suivi celle de l'agriculture, dont on sait qu'elle s'est répandue en Europe à partir de l'Anatolie."

CHRONOLOGIES DIFFÉRENTES

Les données archéologiques, pour les deux zones géographiques concernées, indiquent des chronologies différentes pour chaque théorie. Le peuple qui a servi de véhicule à la première langue indo-européenne se trouvait donc "en Ukraine vers 4 000 avant J.-C." ou en "Anatolie, peut-être dans la plaine de Konya, autour de 6 500 avant J.-C.", résume M. Renfrew. "Mais certains linguistes ont objecté que l'hypothèse anatolienne impliquait des dates trop lointaines",rappelle l'archéologue anglais.

Les résultats de Russell Gray et Quentin Atkinson devraient tempérer ces objections. Les deux auteurs de l'étude notent en effet que leurs résultats coïncident "de manière frappante"avec l'hypothèse anatolienne. Alors même que leur méthode repose uniquement sur l'exploitation de données linguistiques.

L'originalité de ces travaux réside dans l'application, à 87 lexiques de langues indo-européennes, de techniques utilisées par les généticiens pour, par exemple, classer des génomes en fonction de leurs affinités. Ces techniques sont, explique Jean-Marie Hombert, directeur du laboratoire Dynamique du langage (université Lyon-II/CNRS), "beaucoup plus performantes que celles des linguistes".

Dans le même esprit, un programme de recherche européen, baptisé "Origine de l'homme du langage et des langues", explore depuis trois ans les pistes défrichées par les deux auteurs de l'étude, ce qui témoigne d'un regain d'activité dans ce domaine."Ces derniers temps, les travaux sur ce thème ont repris surtout du côté des archéologues, ajoute M. Hombert. Et ce sont eux qui ont poussé les linguistes à prendre position."

PRÉCAUTION NÉCESSAIRE

Malgré le fait que les résultats de MM. Gray et Atkinson coïncident à peu près parfaitement avec la théorie anatolienne, aucune certitude n'est de mise. "La précaution est nécessaire, précise M. Renfrew, qui compte pourtant au nombre des premiers tenants de l'hypothèse anatolienne. Il faudra voir si des critiques valables ou des contre-arguments sont avancés."Pour sa part, Jean-Marie Hombert estime que les résultats présentés, "importants", feront débat.

"Ils appuient en tout cas l'hypothèse anatolienne et c'est une bonne chose", veut conclure M. Hombert, faisant référence à l'instrumentalisation de la théorie eurasienne par les premiers nationalistes allemands. Dès le début du XXe siècle, ceux-ci ont, en effet, voulu voir dans le "peuple germanique" le descendant de cette "race" indo-européenne de guerriers - les Aryens -, porteurs d'une langue qu'ils auraient imposé par la force, de l'Inde à l'Europe. La quête de ce peuple toujours hypothétique dont la combativité n'est, finalement, peut-être pas la caractéristique première, n'a plus ce caractère de propagande. Elle est simplement, juge M. Renfrew, "l'une des plus fascinantes énigmes historiques de notre temps".

Stéphane Foucart


Deux siècles de recherche de l'idiome initial

En 1786, William Jones, un magistrat de l'empire britannique en poste aux Indes, formule l'hypothèse que le sanskrit, le grec et le latin ont une racine commune. Il étendra plus tard cette famille aux langues celtiques et germaniques.

En 1813, l'Anglais Thomas Young avance l'hypothèse de l'existence d'une famille d'idiomes qu'il nomme les "langues indo-européennes": le terme est inventé.

En 1846, le déchiffrement du vieux perse (parlé vers le Ve siècle avant J.-C.) puis, en 1917, celui de la langue hittite (parlée en Anatolie vers le XVe siècle avant J.-C.) donnent des exemples de langues indo-européennes très anciennes. Le hittite est, à ce jour, le plus ancien idiome connu appartenant à la famille indo-européenne.

Au cours du XIXe siècle, plusieurs grammairiens allemands comme Franz Bopp ou Karl Brückmann fondent l'étude comparée des langues indo-européennes.

Le déchiffrement du grec mycénien, au milieu du XXe siècle, donne un nouvel exemple de langue indo-européenne très ancienne.

LE MONDE  ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 28.11.03

 

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